Jean Malaurie, mort de l’explorateur de l’Arctique à 101 ans

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Il était entré dans la légende le 29 mai 1951… en devenant, à 29 ans, le premier Européen à atteindre le pôle Nord en traîneau à chiens. Un exploit auquel il associait systématiquement le guide inuit qui l’avait accompagné (Kutsikitsoq). Jean Malaurie est décédé le lundi 5 février 2024 à 101 ans, a annoncé sa famille.

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Il était né le 22 décembre 1922, à Mayence (Allemagne), où son père, professeur agrégé, enseignait alors. Dans sa famille, on était, jusque-là, armateurs du côté paternel, ou navigateur du côté (écossais) de sa mère. Autant dire que son ADN semblait le destiner aux voyages. C’est pourtant vers une formation littéraire en khâgne au lycée Henri-IV qu’il s’orienta après une scolarité au lycée Hoche de Saint-Cloud et Condorcet à Paris.

Son père décède quand il a 17 ans. Requis pour aller travailler en Allemagne en 1940 en vertu du Service du travail obligatoire (STO), il refuse d’obéir. Réfractaire, il rejoint la Résistance. Toute sa vie, il aura affiché un côté rebelle.

À la Libération, faute de pouvoir intégrer l’École normale supérieure, il rejoint l’Institut de géographie de l’université de Paris. Il y suit les enseignements d’Emmanuel de Martonne qui avait été le maître de Julien Gracq, une décennie auparavant. Ses premiers travaux de recherche en géologie le conduisent à participer à deux expéditions de Paul-Émile Victor au Groenland en 1948 et 1949.

Le garçon découvre, à cette occasion, la culture inuite. Mais, faute de financement, il doit changer de sujet d’études peu après. Il se tourne alors vers un autre désert (brûlant celui-là) : le Hoggar, en Algérie. Le Centre national de recherche scientifique, auquel il est attaché depuis sa sortie de l’université, le renvoie au Groenland en 1950 pour une étude de la géomorphologie de la région de Thulé.

Coup de foudre pour Thulé

C’est à la faveur de cette mission qui se prolongera jusqu’en juin 1951 qu’il atteint le pôle géomagnétique en compagnie de son fidèle guide inuit Kutsikitsoq, qui l’a surnommé « l’homme qui parle aux pierres » en raison de sa passion pour la géologie. À son retour dans l’Hexagone, l’explorateur épouse le 27 décembre 1951 la fille de l’un des plus proches collaborateurs de Marie Curie.

De cette union avec Monique Laporte (décédée le 27 octobre 2023) naîtront deux enfants. Un fils d’abord: Guillaume, né en 1952. Jean Malaurie donnera le nom de son ami inuit (en deuxième prénom) à ce fils aîné. De la même manière, il prénommera sa fille Éléonore-Ikuma en hommage à la compagne de ce guide.

Sa vie durant, Jean Malaurie n’aura de cesse de rendre hommage à Kutsikitsoq qui fut à la fois son compagnon de route dans les plaines glacées et son guide dans la culture inuite. « C’est grâce à lui que j’ai appris, petit à petit, à écouter les réponses des roches et de la végétation, en appuyant mes réflexions de géomorphologue naturaliste sur les relations qu’entretiennent les Inuits avec leur territoire », expliquait l’explorateur.

À LIRE AUSSI Nigel Barley, l’anthropologue qui questionne la notion d’identitéAu cours de ce voyage initiatique de 18 mois au sein de cette communauté isolée, Jean Malaurie rapporte énormément d’informations qui lui permettent d’élucider les « relations de parenté et de courtoisie » qu’entretiennent ses membres, et notamment les stratégies qu’ils ont mises en place pour éviter les problèmes de consanguinité. Ce travail d’anthropologie l’amène à reconstituer l’arbre généalogique de ce clan sur quatre générations.

Jean Malaurie se penche sur la symbolique des mythes qui entourent le corbeau (le tulugaq) : cet oiseau primordial qui apparaît dans des dizaines de légendes locales. Il s’intéresse aussi à la psychologie du peuple inuit et notamment à la dépression profonde (le perlerorneq) qui débouche parfois sur des crises d’hystérie autodestructrices.

L’explorateur reviendra sur place à de nombreuses reprises au fil d’une trentaine d’expéditions souvent solitaires. Et il écrira plus d’une quinzaine de livres sur la culture des peuples du Grand Nord dont il observe avec désolation la destruction de l’environnement.

Premiers livres

Son premier titre paraît en 1954 chez Fernand Nathan. Mais il ne porte pas sur l’Arctique. C’est son journal de bord de l’exploration du désert algérien, quatre ans auparavant. C’est grâce à son deuxième ouvrage (Les Derniers Rois de Thulé, publié chez Plon en 1955) que Jean Malaurie va devenir célèbre. Cette étude, consacrée aux traditions et modes de vie du peuple inuit, se lit comme un roman. Le grand public découvre, grâce à lui, un monde dans lequel l’homme entretient avec la nature, dans sa triple acception animale, minérale et végétale, une relation placée sous le signe du chamanisme. Une pratique spirituelle qui, selon Malaurie, traque « des réseaux de signes reflétant les harmonies secrètes du Cosmos ».

Le succès de librairie de cet ouvrage encourage Charles Orengo, son éditeur, à accepter l’idée de Malaurie de créer une collection baptisée « Terre Humaine ». Le jeune chercheur a alors 31 ans. Il ambitionne de « donner la parole aux populations de culture orale ». Son objectif est de diffuser les récits à la première personne de ceux que James Agee (un auteur de la collection qui a écrit sur les petits métayers du sud des États-Unis) appelle les « vrais grands hommes » : ces figures inspirantes et anonymes qui tentent de vivre en harmonie avec leur milieu.

À LIRE AUSSI La Terre est encore humaineTerre Humaine permettra, de fait, de découvrir le destin de ces individus « sans souci de classe, de discipline et de clocher » et contribuera à « casser la barrière entre ceux qui savent et les autres, en rendant le bonheur de comprendre accessible à tous. Et en contribuant à rétablir cette part de sensibilité première, cette vérité du « je » et de l’intime si méprisée de nos savants au nom de l’objectivité scientifique », écrit-il dans la notice de présentation de sa « maison ».

Cette collection est mieux qu’une terre de liberté. C’est un pont entre les sciences sociales et la littérature. « Une révolution qui dure depuis 60 ans avec, pour horizon, le témoignage des invisibles. Ce peut être un paria, un homme vivant dans les rues de Paris, ou un chaman d’Amazonie qui mêlent, au sein de cette collection, leurs voix et leurs mots à ceux d’universitaires ou d’écrivains de renom, comme Claude Lévi-Strauss ou Émile Zola », résumait Jean Malaurie lors de l’anniversaire de sa collection, en 2015.

Éditeur de Claude Lévi-Strauss

Ce pari osé s’avère payant. En publiant le sixième livre d’un ethnologue français de 47 ans qui travaille depuis vingt ans sur des communautés amérindiennes au Brésil, Jean Malaurie réussit un phénoménal coup éditorial. Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss va, de fait, durablement s’installer en tête de toutes les listes de best-sellers. Un million d’exemplaires seront vendus entre 1955 et 1956 et le titre sera traduit dans près de trente langues.

Six décennies durant, Jean Malaurie présidera à la destinée de cette collection où il accueillera les plus grands noms de l’anthropologie moderne : Georges Balandier, Don Talayesva, mais aussi Margaret Mead, Theodora Kroeber, Jacques Soustelle ou Pierre Clastres. Après presque 90 publications, il passera le relais à Jean-Christophe Rufin en 2020.

Solide gaillard charismatique et sympathique, Jean Malaurie aura noué, grâce à cette collection, des relations privilégiées avec tous les grands voyageurs de son temps. Ses bureaux, proches de la place Saint-Sulpice à Paris, serviront de port d’attache à ces explorateurs qui n’auront pas tous défriché des horizons lointains. L’un des grands succès des années 1970 de Terre Humaine, Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jacques Hélias, emmène ainsi ses lecteurs en Bretagne. Il a été adapté au cinéma, en 1980, par Claude Chabrol.

Défenseur de l’environnement

Le 9 avril 1962, Jean Malaurie avait soutenu à la Sorbonne sa première thèse de doctorat sur « la géomorphologie climatique et quantitative de Thulé ». La cartographie de cette région sur plus de 300 km de littoral, au nord du glacier Humboldt, constituait la trame de ce travail de recherche qui l’avait amené à découvrir des criques jusque-là inconnues. Jean Malaurie s’était amusé à les baptiser de noms français. C’est ainsi qu’existe là-haut un fjord de Paris !

C’est à l’occasion de ces relevés topographiques que Jean Malaurie avait découvert une base aérienne secrète construite par les États-Unis. Elle devait servir, pendant plus de trente ans, de piste de décollage aux avions qui espionnaient l’Union soviétique. Jean Malaurie aura plaidé, toute sa vie, en vain, pour la fermeture de cet aéroport après l’accident d’un bombardier américain le 21 janvier 1968. Ce B-52 transportait quatre ogives nucléaires. Trois d’entre elles ont pu être récupérées, mais l’une de ces bombes n’a jamais été retrouvée.

Dans ses livres, Jean Malaurie insistait, dès les années 1970, sur la nécessité de protéger Nuna, la Terre Mère dans la terminologie inuite. « Celle-ci souffre trop. Elle se vengera. Et déjà les signes sont annoncés », écrivait-il en remarquant les effets désastreux du réchauffement climatique sur les équilibres environnementaux, socio-économiques et politiques des habitants du Groenland. « Les peuples premiers sont nos éclaireurs. Leurs enseignements sont à méditer si nous voulons nous protéger de nos folies en rappelant les lois éternelles de la Nature », énonçait-il.

La parole du silence

Attentif à « la parole du silence », comme il l’exprimait lui-même, Jean Malaurie adhérait à la spiritualité du peuple de Thulé. Il avait consacré sa seconde thèse d’anthropogéographie à l’étude des croyances animistes inuites que lui avait enseignées le chaman Uutaaq. Ces dernières années, l’explorateur cherchait partout « des énergies et le bruissement du sens ». Pour lui, l’étude de la pierre (ujaraq) et l’étude de l’homme (Inuk) étaient indissociables. On ne pouvait, à ses yeux, comprendre l’intelligence de l’âme sans capter celle du cosmos. Cette adhésion à la spiritualité inuite le conduisait d’ailleurs parfois à douter qu’il fût né dans le corps d’un qallunaat (terme par lequel les Inuits désignent les Blancs).

En 1990, alors qu’il dirigeait la première expédition franco-soviétique en Tchoukotka, l’écrivain-voyageur avait découvert l’Allée des baleines : un haut lieu du chamanisme. Constitué d’un alignement d’ossements de cétacés, exhumés par des archéologues russes en 1976, ce site lui était apparu comme la « Delphes de l’Arctique ». C’est au cœur de cet amoncellement de crânes de baleine témoignant du culte d’un esprit désigné sous le nom de Yi-King que Jean Malaurie disait avoir vécu comme une « révélation ».

Un legs précieux

Passionné par la photographie, l’explorateur a rassemblé, au fil de soixante années d’exploration, un corpus de plus de 15 000 clichés exceptionnels réalisés du Groenland à la Sibérie en passant par l’Alaska. Un fonds précieux qu’il a légué au Museum d’histoire naturelle et qu’il présentait comme faisant partie de la mémoire esquimaude. « L’implantation de mes archives au sein du Muséum se justifie pleinement : la France a joué un grand rôle dans l’exploration des pôles, le Muséum y a été naturellement associé, et sa bibliothèque, comme ses collections de spécimens, notamment en ornithologie et en géologie, reflètent l’histoire des expéditions arctiques et antarctiques françaises depuis le XVIe siècle », énonçait-il.

Ardent défenseur des minorités boréales, il devait publier, au soir de sa vie, deux vibrants plaidoyers en faveur du peuple inuit et de la préservation de l’Arctique. Oser, résister aux éditions du CNRS et Lettre à un Inuit de 2022 (Hachette). Dans ses Mémoires, parues chez Terre Humaine, en octobre 2022 : De la pierre à l’âme, Jean Malaurie redisait son amour pour cette communauté à qui il avait tenu à faire ses adieux, avant de s’isoler chez lui à Dieppe. Ce dernier voyage en Arctique, il l’avait réalisé deux ans après un infarctus qui avait failli l’emporter. C’était en 1999. Il avait 77 ans.


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