Lors de son passage à la télévision du 24 septembre 2023, le président de la République a pris soin de préciser que les Français étaient « attachés à la bagnole » et même qu’il l’« adore ». Il rejoint ainsi le président Georges Pompidou lorsqu’il évoquait l’autoroute en 1970 :
« Elle a donné à l’homme la possibilité d’échapper aux transports en commun, de partir quand il le veut, et où il le veut. Elle lui a permis de retrouver la géographie de son pays et son histoire. »
La cause semble entendue : la voiture libère le Français et l’autoroute lui permet de circuler à son aise. Pour que chacun puisse accéder aux grands axes, la Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire de 1995 avait même affirmé un droit à l’autoroute (ou au TGV) : tout point du territoire doit se situer au maximum à 50 km ou à 45 minutes d’un échangeur autoroutier ou d’une gare TGV.
Le monde a changé depuis. L’État a abandonné des prérogatives régaliennes à des entreprises privées. Alors qu’il fabriquait de l’égalité territoriale et sociale, objet de nos récents travaux, et utilisait l’autoroute comme un outil de l’aménagement du territoire, celle-ci est désormais aux mains des financiers.
L’État semble néanmoins aujourd’hui vouloir reprendre la main, même indirectement car ne pouvant pas modifier les contrats signés. En parallèle de la polémique sur l’A69 qui doit (ou non) relier Toulouse à Castres, une nouvelle taxe en direction des concessionnaires est ainsi évoquée pour le budget 2024 afin de financer des investissements verts.
Qui faire payer ?
Dans les années 1950-1960, le réseau autoroutier commence par reproduire l’étoile ferroviaire du XIXe siècle avec des voies rayonnantes depuis Paris. Ouvert en 1970, le boulevard périphérique parisien devient une sorte de rond-point à l’échelle de la France. On coupe volontiers à travers les villes, quitte à mêler le transit international et la circulation locale ; à Lyon, le maire Louis Pradel pense ainsi attirer les touristes grâce au tunnel de Fourvière.
Vers la fin des Trente Glorieuses, on entame un travail de couture entre les radiales, avec par exemple l’A36 entre Dijon et Mulhouse, et on maille les réseaux dans les grandes régions urbaines. Le schéma directeur de 1990 prévoit de nombreux désenclavements à travers les montagnes, les régions rurales et l’ouest atlantique en particulier, mais ce schéma sera bloqué. En 2008-2010, le Grenelle de l’Environnement estime que l’œuvre autoroutière est accomplie à l’exception des futures pénétrantes-contournantes (comme à Toulouse, Rouen, Dijon, Bordeaux, ou encore Strasbourg).
Pour la construction et l’entretien de ces autoroutes, faut-il néanmoins faire payer le contribuable ou l’usager ? Si c’est le contribuable, il y a une injustice puisque 15 % des ménages ne possèdent pas de voiture, une donnée sensible pour les ménages les plus modestes en particulier. Si c’est l’usager de l’autoroute qui paye (en moyenne, un peu plus de 10 centimes au km), le coût de son voyage s’alourdit, ce qui déporte les ménages modestes vers les autres routes, plus lentes et plus accidentogènes.
En 1950, la France ne compte que 2,3 millions de voitures ; en 1960, 6,4 millions. La congestion menace. La construction d’un réseau autoroutier s’impose. En 1952, le décret Pinay rend possible la construction d’autoroutes avec éventuellement des péages – prenant le contrepied du décret du 25 août 1792 assurant la gratuité des routes.
De la logique publique à la privatisation
La loi Chaban-Delmas de 1955 passe à l’acte : les concessionnaires doivent être majoritairement publics ; le montant des péages est fixé par l’État. Apparaissent les Semca, Sociétés d’économie mixte pour la construction des autoroutes. Usuellement, la Caisse des dépôts et des consignations (CDC) y est majoritaire ; elle s’associe avec des Conseils généraux et des Chambres de commerce et d’industrie (CCI).
C’est en 1969 que l’État autorise les sociétés privées. Les tarifs des péages sont libres les dix premières années puis encadrés (plus ou moins indexés sur l’inflation). En 1983, le ministre des Transports Charles Fiterman nationalise les autoroutes avec la société publique Autoroutes de France, effaré par le mode de fonctionnement du système :
« Si la société concessionnaire était bénéficiaire, elle gardait son argent pour le distribuer à ses actionnaires. Si elle était déficitaire, c’est l’État qui comblait le déficit ».
En 2002, le gouvernement Jospin réalise la première privatisation lorsque l’État vend ASF (Autoroutes du Sud de la France). Lorsque le gouvernement Raffarin lui succède, le débat atteint un point critique : pourquoi l’État se priverait-il de rentrées alors que la construction des autoroutes est pratiquement amortie ? Tout est finalement vendu en 2005 par le gouvernement Villepin.
En 2008, le rapport de la Cour des comptes dénonce une politique tarifaire « complexe », « opaque », « incohérente ». Il condamne la technique du « foisonnement » lorsqu’une hausse forte du tarif sur les tronçons les plus rentables, moindre ailleurs, peut faire croire que l’on respecte la hausse permise par l’État ; la Cour demande alors en vain une publicité des tarifs au kilomètre.
Ainsi, le pouvoir a changé de mains. Historiquement, il appartenait aux ingénieurs qui avaient tracé un réseau destiné à développer des « effets structurants » dans les différentes régions françaises. Depuis 2005, les gestionnaires semblent tourner vers la rentabilité. Un symbole ? Les panneaux du Grand Contournement ouest de Strasbourg accusés de désinformer les usagers pour les pousser vers la section à péage.
Rentabilité ou égalité ?
Parmi les points de crispations nés de ce système figurent les maillons transversaux car ils peinent à être rentables. Or, ceux-ci semblent essentiels à plusieurs titres : ils permettent d’arrimer la France aux grands flux européens qui ont leur propre géographie ; en tant qu’itinéraires de substitution, ils dédoublent souvent les grands axes et permettent de faire face à leur engorgement effectif ou annoncé ; ils apportent l’équité territoriale aux régions marginales en leur donnant une chance réelle de développement économique et social.
Prenons le cas de l’autoroute A65 Langon-Pau, ouverte en 2010 et concédée à A’liénor, une filiale d’Eiffage et de SANEF. À la demande des élus locaux, les études préliminaires commencent en 1993. Mais en 2003, l’Inspection des finances estime qu’il n’y a pas urgence à réaliser ce projet en raison du faible trafic attendu. A’liénor remporte néanmoins le marché pour 1,2 milliard d’euros et l’État accepte de reprendre la concession d’une durée de 60 ans en cas de faillite du concessionnaire.
Vient le Grenelle de l’Environnement, et il faut encore dépenser 120 millions pour les mesures de compensation des impacts, dont 187 ha d’aires de repos pour le vison et la loutre, 525 ha pour la chauve-souris, 216 ha pour le fadet des laîches (un papillon). Mais le trafic attendu n’est pas au rendez-vous ; A’liénor est déficitaire de 34 millions en 2011.
En 2019, le trafic n’y est que de 7145 voitures et 785 poids lourds par jour, des chiffres comparables à la RN 524 parallèle (où les poids lourds en transit sont interdits). Il est vrai que l’idée de départ était de construire une autoroute à travers les Pyrénées pour délester la région de Bayonne, une idée devenue absurde dès lors que la préservation de l’environnement est devenue la priorité.
Inscrite au fronton des bâtiments publics, l’égalité ne résiste pas aux logiques financières. Les péages ont augmenté de plus de 20 % entre 2011 et 2023, dont 4,75 % pour la seule année 2023. En 2021, le profit par kilomètre d’autoroute concédé a été de 430 000 euros. Une remise à plat de l’action publique sera toutefois possible entre 2031 et 2036, lorsque la plupart des concessions arriveront à terme…
Par , Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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