Partout dans le monde, les campus sont régulièrement des lieux de contestations. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, le phénomène ne date pas du XXe siècle. En réalité, les mouvements de contestation étudiante sont apparus dès le XVe siècle. Depuis, les universités sont aussi les lieux d’où partent les grands mouvements sociaux qui ont marqué l’histoire. Entretien avec Chloé Maurel, historienne des mouvements sociaux.
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D’un point de vue historique, à quand remontent les premières contestations étudiantes et les mouvements nés dans les universités ?
Dès la fin du Moyen Âge, au XVe siècle, dans le Quartier latin à Paris, à la Sorbonne (université créée en 1257 par Robert de Sorbon, une des plus anciennes universités au monde), les étudiants lancent périodiquement des mouvements de contestation, soit pour défendre leurs exemptions fiscales, soit pour protester contre la suppression de l’autonomie judiciaire et la soumission de l’université à l’autorité du Parlement de Paris. Ainsi en 1444-1445 la Sorbonne est bloquée pendant six mois du fait de ces revendications. C’est également lorsque, de temps en temps à cette époque, un étudiant est arrêté par la police – ou pire tué par des sergents de police-, que les autres étudiants de la Sorbonne se mettent en grève, comme par exemple en 1453.
En mai 1968 en France et d’une manière générale au printemps de cette année, dans de nombreux pays dans le monde, des mouvements sociaux ont émergé depuis les bancs des amphithéâtres. Quel est le contexte historique de ces mouvements et quels sont les exemples les plus marquants ?
En mai 1968 en France, le mouvement de contestation étudiante est né d’un incident apparemment mineur : la protestation des étudiants, à l’université de Nanterre (créée en 1964), contre l’interdiction faite aux garçons d’aller rendre visite aux filles dans leurs dortoirs. Le mouvement étudiant s’est ensuite élargi à des revendications contre l’autorité trop rigide de la société de l’époque envers les jeunes, et a convergé avec un mouvement de grève des ouvriers de l’industrie.
Le mouvement étudiant de 1968 est rapidement devenu mondial, touchant par exemple l’Allemagne, la Yougoslavie, les États-Unis, et bien d’autres pays comme le Japon et même plusieurs pays d’Afrique, comme l’a analysé par exemple l’historienne Françoise Blum.
On peut citer aussi, plus proche de notre époque, la grève scolaire et étudiante pour le climat, lancée par la jeune militante écologiste suédoise Greta Thunberg à partir de 2018.
Beaucoup contestations étudiantes qui ont soulevé le reste de population ont permis d’obtenir la satisfaction des revendications, voire des changements dans la société. Peut-on citer les mouvements qui n’ont pas abouti et qui ont fini en bain de sang ?
Oui, par exemple entre avril et juin 1989, les manifestations pacifiques d’étudiants chinois sur la place Tiananmen à Pékin (la plus vaste place du monde) : ces étudiants réclamaient plus de démocratie, de liberté d’expression, et protestaient contre la corruption du régime de la République populaire de Chine (RPC). Le pouvoir chinois a décidé de les réprimer dans le sang, envoyant des chars, ce qui a causé un véritable massacre : près de 200 morts et des milliers de blessés. D’ailleurs, l’information sur cet événement est toujours censurée en RPC jusqu’à aujourd’hui.
On peut aussi évoquer, une vingtaine d’années plus tôt, un autre sombre événement de l’histoire du bloc de l’Est pendant la Guerre froide : la répression, par les chars soviétiques, du mouvement étudiant du « Printemps de Prague » en Tchécoslovaquie au printemps 1968. Les étudiants, enthousiastes et pleins d’espoir devant l’attitude plus souple du nouveau dirigeant tchécoslovaque, Alexandre Dubcek, désireux de mettre en place un « socialisme à visage humain », manifestent dans la rue pour réclamer plus de libertés. La répression, décidée par l’URSS, de ce mouvement de contestation étudiante, est d’une brutalité extrême : au petit matin du 21 août 1968, des troupes blindées d’un total de 300 000 hommes (les forces armées de cinq pays du Pacte de Varsovie : URSS, Bulgarie, Pologne, Hongrie et RDA), ainsi que des milliers de parachutistes, envahissent la Tchécoslovaquie sur décision du dirigeant soviétique Leonid Brejnev. Le bilan de cette répression féroce est d’au moins 90 morts et plusieurs centaines de blessés.
Dans ces deux événements, la brutalité de la répression a stoppé net, par la force, l’élan de contestation des étudiants.
Selon vous, pour quelle raison les plus fortes et les plus retentissantes contestations dans la rue apparaissent dans les établissements universitaires ?
Les universités sont des espaces de liberté et d’apprentissage de l’autonomie et de la pensée critique pour les étudiants, ces derniers se politisent et se conscientisent socialement, ils ressentent un sentiment collectif, par les associations, réunions, assemblées générales, organisées dans les universités, ainsi ils vivent un empowerment et, caractérisés par l’idéalisme qui est souvent le propre de la jeunesse, n’hésitent pas à s’engager pour des causes liées aux droits humains ou au droit humanitaire, comme la contestation contre la guerre du Vietnam dans les années 1960 ou la situation des habitants de Gaza en 2024. Ces mouvements étudiants ont été étudiés par des historiens comme Ludivine Bantigny, David Fischer, et les chercheurs du GERME (Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants) comme Robi Morder et Jean-Philippe Legois.
Actuellement, dans plusieurs grandes universités américaines ou en France, par ailleurs, certains étudiants protestent contre la guerre à Gaza ce qui a valu l’intervention des forces de l’ordre aux USA ou les interdictions de certaines réunions d’étudiants dans les établissements en France. Peut-on les comparer avec les mouvements à l’époque de la guerre du Vietnam ? Peut-on s’attendre à une amplification des mouvements en tenant compte les tensions géopolitiques actuelles dans le monde ?
Oui, on peut tout à fait comparer et rapprocher les mouvements actuels de protestation contre le sort des habitants de Gaza de ceux nés autour de 1968 contre la guerre du Vietnam, la situation est similaire.
Cependant, la situation est beaucoup plus tendue et clivante aujourd’hui, car il y a, aux États-Unis notamment, sur les campus, une tension très forte entre étudiants juifs et étudiants pro-palestiniens. Le fait que la présidente de l’université d’Harvard, Claudine Gay, la première femme noire à présider Harvard, ait été attaquée personnellement et forcée de démissionner en janvier 2024 (alors qu’elle n’était en poste que depuis décembre 2022), illustre ces clivages.
Il faut également bien avoir à l’esprit que, dans le monde actuel, d’autres conflits, tout autant, voire plus meurtriers et injustes, se déroulent, sans attirer autant l’attention ni la protestation des jeunes étudiants : en République démocratique du Congo (RDC) et au Soudan notamment, avec des massacres et des milliers de morts, et qu’il y a des situations humanitaires catastrophiques comme à Mayotte et en Haïti, ou celle des réfugiés et exilés qui meurent par milliers en Méditerranée chaque année, et que cela, par contre, ne suscite pas de mouvements de protestation massifs d’étudiants. La capacité de protestation estudiantine est donc sélective et se focalise sur certaines situations spécifiques.
Chloé Maurel est docteure en histoire, spécialiste de l’ONU et des organisations internationales, chercheuse associée à la Sorbonne (Sirice), auteure de Les grands discours à l’ONU (Édition du Croquant, 2024).
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