L’Université par l’Europe et vice versa (hiver 1979)

En 1964, appelé à prononcer le « discours solennel » pour l’inauguration de la IIIe Assemblée de la Conférence permanente des recteurs et vice-chanceliers d’Europe à Göttingen, je terminai ma description de la tour de Babel qu’est devenue l’Université, juxtaposition de spécialistes [p. 37] dont aucun n’entend plus le jargon du voisin, par l’évocation d’une utopie qu’on voulut bien considérer comme idyllique et rousseauiste. C’était quatre ans avant « les événements » de Mai 68. D’où l’intérêt de relire après coup ces rêveries, et de les comparer, peut-être, à ce qui s’est fait par la suite à Florence, sous le nom d’Université européenne.

Dans un grand parc, près de la mer, ou d’un lac, ou d’une large rivière, en pleine campagne, mais pas trop loin d’une ville de moyenne grandeur et de vie culturelle et sociale animée, une ou deux-centaines de maisons familiales, dispersées, et un centre de type villageois : hôtels, auberges, marché, boutiques, chapelles, sans oublier plusieurs terrasses de café. Dans le centre aussi, un groupe de bâtiments contient la bibliothèque, jouit d’un statut spécial d’exterritorialité : c’est une sorte de district fédéral de l’Europe intellectuelle. Là vivent des « hommes de synthèses » : professeurs de tous âges et de toutes spécialités, et futurs professeurs déjà gradués, d’une part ; responsables de domaines variés de la vie publique, économique et sociale, d’autre part. Condition générale d’admission : avoir prouvé son excellence dans une branche au moins du savoir, ou de la vie professionnelle, et démontrer d’une manière convaincante qu’on éprouve l’impérieux désir d’intégrer l’expérience acquise dans un ensemble plus compréhensif.

Les activités intellectuelles de cette communauté peuvent être définies à grands traits comme suit :

Quant à la forme : peu ou point de cours magistraux, mais surtout des colloques restreints, groupant au maximum vingt personnes, à l’optimum une douzaine. Si quelqu’un désire absolument donner une conférence, le soir, c’est à ses risques et périls : toute déclaration publique est obligatoirement suivie d’une discussion réglée. Ici l’on n’impose pas une image du monde : on la cherche en commun, sans relâche. Au sein des colloques règne une liberté spontanément disciplinée par la critique mutuelle. Deux meneurs de jeu par colloque, et ils ne peuvent appartenir à la même spécialité.

Quant au contenu : seuls sont portés au programme les sujets par essence interdisciplinaires. J’entends par là : les sujets qu’il serait le plus malaisé de traiter dans le cadre exclusif d’une de nos facultés classiques. Voici quelques-uns de ceux que, pour ma part, je serais heureux de pouvoir étudier et discuter, si j’avais à participer aux activités de la commune :

[p. 38] 1. Les options fondamentales des grandes cultures, notamment de la culture européenne, et la logique ou les contradictions de leur développement dans la vie publique et privée de l’unité culturelle en question. Le problème des possibles convergences entre l’Orient et l’Occident, entre une certaine sagesse et une certaine puissance créatrice, formerait un centre particulier d’attention.

2. Le rôle créateur de l’interaction des disciplines dans l’histoire ancienne et récente de l’Europe. Dans quelle mesure et sous quelles conditions les inventions ou découvertes de la science et des arts sont-elles apparues ? Part de la gratuité, de la nécessité, des fins utilitaires, de l’imagination débridée, de la foi, du doute, de la méthode et des contingences dans les progrès de la connaissance en Occident.

3. Au-delà de la technologie. Comment passer de l’ère technique à l’ère de l’équilibre humain ? En d’autres termes : comment tirer les bénéfices de bonheur individuel (santé mentale, beauté du milieu et paix) des disciplines farouches qu’imposent à la majorité de nos contemporains les impératifs prétendus de la croissance de production, et de l’aide aux « sous-développés » ?

4. Possibilité d’un langage universel, basé sur la cybernétique et sur la sémiologie de Saussure. Recherche générale de procédés de translation des méthodes, démarches spécifiques, et résultats de diverses branches du savoir. Limites d’un tel langage, et comment y suppléer par les arts.

5. Européologie. Il existe dans la plupart de nos grandes universités des départements d’indianisme, de sinologie, d’islamologie, d’études des civilisations tropicales, africaines, indaméricaines, etc. Il n’existe pas, ni hors d’Europe ni en Europe, de chaires d’européologie. Certes, l’on étudie un peu partout le Marché commun, le mécanisme des organisations européennes, leur histoire récente, leur jurisprudence, l’unification de leurs mesures sociales et la coordination de leurs politiques économiques. Ce qui nous manque encore, c’est une étude quasi ethnographique des caractères spécifiques de notre civilisation, à l’heure où elle se répand d’une manière anarchique sur tous les continents de la planète, où le tiers-monde l’interroge avec une anxiété [p. 39] mêlée d’arrogance, tandis qu’elle s’interroge elle-même plus qu’elle n’a jamais fait dans son histoire.

Quant aux relations entre un tel centre de synthèse et les universités existantes, on les imaginera sans peine. L’introduction, si désirable dans nos mœurs universitaires, d’une année sabbatique de type américain, permettrait d’envoyer beaucoup de professeurs à cet institut de recyclage et de remise en question générale, et c’est aussi ce que nous attendons tous de nos vacances. Après un an, les professeurs détachés reviendraient à leur enseignement, porteurs d’une sorte de radioactivité — les uns mûris, les autres rajeunis…

Comment baptiser l’entreprise ? Elle pourrait se réclamer de beaucoup de noms illustres, d’hommes qui ont rêvé l’Académie européenne comme Tommaso Campanella et Comenius, ou d’hommes qui méditaient sur la nécessité d’un langage commun aux sciences exactes, aux arts et à la théologie, ainsi Descartes dès 1625, puis Leibniz et son Arts Combinatoria. Mais cet Institut de synthèse ne serait-il pas idéalement ce dont on parle un peu partout, plus ou moins bien, depuis 1957, date du traité instituant l’Euratom : une Université européenne ?

Vraie université, puisqu’elle traiterait spécifiquement du général, en vue d’entretenir ou de former une image cohérente du Tout. Vraiment européenne, puisqu’elle aurait pour fin de recréer l’union dans la diversité, qui est la formule de notre grand passé et de notre avenir fédératif, le seul possible.

L’Europe, c’est très peu de chose plus une culture. Quatre pour cent des terres du globe, multipliés par une culture qui a fait le Monde et qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire des hommes.

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