Secrets de psychiatres : lutter pour son identité

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Dans cette série inédite, les psychiatres Hugo Bottemanne et Lucie Joly* nous font découvrir ces troubles hors du commun qui frappent, souvent dans le secret, aussi bien l’anonyme que le proche, le parent, l’ami… À travers un récit passionnant et sensible, les deux médecins décryptent les cheminements obscurs et souvent inquiétants de la maladie mentale.

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Derrière ses yeux bleus pétillants et son apparente joie de vivre, Océane a traversé une enfance traumatique. Dès son plus jeune âge, elle a été plongée dans un monde hostile, confrontée à la violence de parents alcooliques, subissant des sévices physiques et psychologiques, puis ballottée de foyer en foyer sous la tutelle de l’aide sociale à l’enfance.

À l’âge de 13 ans, ses éducateurs sont alertés par les modifications fréquentes de son comportement. Un jour, elle peut se montrer agressive, méfiante, désagréable, et le lendemain être d’une candeur enfantine, se comportant comme une petite fille douce. Sa voix change étrangement de tessiture et de rythme, ses préférences alimentaires fluctuent, tout comme sa démarche. Elle avoue qu’elle ressent des sensations étranges, comme si elle perdait parfois le contact avec le monde extérieur, ou que son corps lui semblait étranger.

Pendant ces moments, elle a l’impression d’être un observateur immobile, enfermé à l’intérieur d’une toute petite enclave, dissimulée dans un recoin du corps. Elle finit par dire qu’elle a l’impression que son esprit abrite des personnalités distinctes qui s’entrechoquent, émergent, disparaissent, comme une fluctuation continuelle de récits, de vies multiples, de souvenirs, et de désirs contradictoires.

Ayant appris à vivre avec ces sensations depuis plusieurs mois, elle a baptisé ces entités, comme s’il s’agissait de personnes vivantes : il y a Alma (la juvénile), Elisabeth (la gardienne), Nora (la tourmenteuse) et Alexandrine (la sensible). Ce flux l’épuise, comme si elle menait une lutte intérieure, un combat douloureux pour maintenir son équilibre identitaire.**

Un rapport contrasté avec l’identité physique et psychologique

Qu’est-ce qui définit notre identité ? Notre morphologie, notre personnalité, nos désirs participent à caractériser ce cœur identitaire auquel nous nous raccrochons fermement. D’une certaine manière, je suis ce visage qui se présente à moi lorsque je m’observe dans la glace, je suis cette peau qui ressent la chaleur du feu de cheminée.

Pourtant, de la surface de la peau à la profondeur de mes muqueuses, mes cellules se renouvellent sans cesse, si bien que notre enveloppe est une éternelle réincarnation. Toutes les transformations physiques que subit notre corps au fur et à mesure de son évolution, du berceau à la puberté, des transformations chirurgicales aux amputations, sont autant de manières de brouiller, redéfinir, réinterpréter notre identité physique. Si un navire part pour un long voyage océanique, mais que toutes les planches de la carlingue sont changées au cours de la traversée, le navire arrivant à bon port est-il le même que celui qui a commencé le périple ?

La continuité temporelle de nos états mentaux participe également à ce socle identitaire. Nos souvenirs fournissent une trame narrative, témoignent de nos expériences passées, de notre histoire. Pourtant, sans que nous nous en rendions compte, ils se renouvellent sans cesse. Dans l’ombre, notre mémoire travaille, transforme, réinterprète. Les recherches en neurosciences cognitives ont montré que le simple fait de se rappeler un souvenir modifie sa trace mnésique.

Lorsque nous pensons à un souvenir, qu’il revient sous la forme d’une image, d’un son ou d’une odeur, ce souvenir est transformé, recodé, en intégrant des éléments nouveaux, issus de notre présent, d’autres souvenirs, ou même parfois de notre imagination. Notre mémoire n’est pas un coffre-fort inviolable, mais plutôt une toile sur laquelle des traces de pinceau successives s’accumulent, jusqu’à former une trame de fond plus ou moins agréable. 

Le trouble dissociatif de l’identité 

Cette instabilité identitaire trouve son paroxysme dans un trouble psychiatrique controversé, au cœur de multiples représentations culturelles faussées : le trouble dissociatif de l’identité (TDI). Dans ce trouble anciennement appelé trouble de la personnalité multiple, la frontière entre le soi et les différentes parties de la personnalité semble s’estomper. Inscrit dans le manuel Diagnostique et Statistiques des troubles Mentaux (DSM) depuis 1994, il est caractérisé par « la présence de deux ou plusieurs identités » ou « états de personnalité » distincts qui influencent le contenu cognitif et les comportements d’un individu, et peuvent s’accompagner d’une amnésie partielle d’expériences vécues.

Ce trouble est considéré comme rare et particulièrement difficile à diagnostiquer, et reste encore pour de nombreux psychiatres une légende clinique, issu d’une mythologie de récits de malades, sans véritable fondement scientifique. D’autres cliniciens et chercheurs comme David Spiegel, Bethany Brand, ou Ellert Nijenhuis se sont spécialisés dans ce trouble et ont défendu ces spécificités cliniques.

Pour les patients qui en souffrent, l’élément central du trouble est la présence de différentes personnalités, appelées alters, qui émergent de manière distincte au fil de l’expérience quotidienne. Chacun de ces alters peut avoir sa propre histoire, ses préférences, désirs, émotions, croyances, comme si les fondements psychologiques de l’identité individuelle du sujet étaient brouillés. Dans la forme prototypique, les sujets rapportent ressentir le passage d’une personnalité à une autre (appelé switch), produisant une discontinuité dans leur flux de conscience : certains évoquent maintenir une forme de proto-conscience, observant les interactions de l’alter avec le monde comme s’ils étaient des observateurs lointains, habitant un recoin du corps.

D’autres rapportent une amnésie complète de ces changements de personnalité, semblant ne pas pouvoir rapporter le contenu expérientiel vécu par l’alter pendant le laps de temps de sa présence. Enfin, les patients ont développé un espace sémantique propre à ces expériences : on y retrouve par exemple le concept d’innerworld (ou innerspace, headspace), qui désigne l’endroit sécuritaire où l’alter peut se réfugier, ou encore le lieu où plusieurs alters demeurent lorsqu’ils ne sont pas au premier plan de la conscience.

La dissociation, au cœur du trouble

Plus classiquement, les soignants prenant en charge des patients déclarant avoir ces symptômes retrouvent des signes de dissociation chronique. La dissociation est un phénomène physiologique, naturel, de réaction à un événement stressant : au cours d’une agression, d’un accident, ou après un choc émotionnel, le sujet peut ressentir une sensation de détachement et d’irréalité du monde extérieur (déréalisation), avoir l’impression de ne plus sentir les contours de son corps ou de flotter au-dessus de son corps (dépersonnalisation), et perdre temporairement ses capacités réflexives et mnésiques (troubles neurocognitifs).

Le concept même de dissociation, séparation de certains aspects de l’expérience mentale et psychologique, a été central dans l’histoire de la psychiatrie, se transformant au cours des siècles. Dans la dissociation chronique, ces trois phénomènes naturels de défense de l’organisme face au danger s’activent à des moments inopportuns, distordant le rapport de l’individu avec le monde extérieur et son propre corps : il peut alors ressentir une étrangeté chronique et fluctuante, la sensation que son corps est indistinct, et une rupture temporaire du socle identitaire.

Des représentations caricaturales

Sujet cinématographique par excellence, il a été représenté à maintes reprises dans des films comme The Three Faces of Eve (1957), Fight Club (1999), Identity (2003), Shutter Island (2010), Split (2017). Cette popularité visuelle a participé à une image faussée de troubles psychiatriques comme la schizophrénie, souvent confondue avec le TDI.

Rappelons-le, la schizophrénie n’a rien à voir avec un dédoublement de personnalité ou l’idée même de personnalité multiple : les malades qui en souffrent présentent souvent une désorganisation (perte de la cohérence entre les pensées, les comportements, et les émotions), des idées délirantes (conviction erronée au contenu étrange), des hallucinations auditives (perceptions de voix). Progressivement, en l’absence de traitement, un vide intérieur, un émoussement émotionnel, puis une perte de toute motivation viennent s’ajouter à ces symptômes, constituant le principal handicap du trouble, et bien loin des représentations spectaculaires du cinéma !

L’un des cas les plus médiatisés, participant à la reconnaissance médiatique de ce concept, est celui de Sybil Dorsett (pseudonyme de Shirley Ardell Mason), raconté dans le livre Sybil de Flora Rheta Schreiber et adapté à plusieurs reprises pour la télévision et le cinéma. Dans le film Split, le réalisateur M. Night Shyamalan raconte l’histoire de Kevin (joué par James McAvoy), un jeune homme atteint de TDI avec 23 personnalités différentes. Ce protagoniste mi-angélique mi-maléfique séquestre trois jeunes filles, qui tentent de s’échapper avant l’apparition d’une nouvelle identité menaçante dénommée « La Bête ».

Cette association de troubles psychiatriques avec la violence est épidémiologiquement problématique, participant à la stigmatisation de la santé mentale : il faut rappeler encore une fois que les patients souffrant de troubles psychiatriques sont 7 à 10 fois plus victimes qu’auteurs de violence (Haute Autorité de Santé), et sont globalement rarement responsables d’actes de violence (3 à 5 %, Psycom 2015). 

L’adaptation complexe de l’esprit face aux traumatismes

Certains chercheurs attribuent les troubles dissociatifs à des expériences traumatiques profondes, survenues dans l’enfance ou au début de la vie adulte, et ayant laissé une empreinte indélébile dans la matrice prédictive cérébrale. Cette dissociation chronique constituerait alors une forme de dysrégulation de mécanismes naturels de défense psychologique, mobilisée par l’organisme pour faire face à des expériences douloureuses.

Plusieurs recherches ont montré que ces troubles pourraient être liés à des altérations structurelles et fonctionnelles, impliquant potentiellement un vécu traumatique passé, dans les régions cérébrales liées à la perception de soi et à la mémoire. Ces troubles résonnent aussi avec des hypothèses célèbres en neurosciences, comme la théorie des marqueurs somatiques de la conscience popularisée par le neuroscientifique António Damásio.

Selon cette théorie, les signaux corporels comme les sensations viscérales, cardiaques, tactiles participent à notre socle identitaire, arrimant nos états mentaux à des ancres corporelles qui donnent un peu de cohérence à la multiplicité des signaux qui saturent nos organes sensoriels. Dans un monde en constant changement, le corps constituerait alors le pilier central pour la continuité de l’identité.

Aussi controversés que la caractérisation sémiologique du trouble, les traitements du TDI reposent majoritairement sur la psychothérapie, en particulier sur les approches axées sur la gestion des traumatismes. Les traitements pharmacologiques sont souvent associés pour traiter les comorbidités psychiatriques fréquentes : anxiété généralisée, trouble de stress post-traumatique, dépressions, troubles obsessionnels-compulsifs.

Énigmes de la psychiatrie, souffrant probablement de leur surmédiatisation, les TDI témoignent de l’adaptation complexe de l’esprit face aux traumatismes, et de notre rapport contrasté avec notre identité physique et psychologique.

*Hugo Bottemanne est psychiatre à l’hôpital Bicêtre (Val-de-Marne) et chercheur associé à l’Institut du cerveau (ICM) et dans l’équipe Moods de l’université Paris-Saclay. Lucie Joly est psychiatre aux hôpitaux Saint-Antoine et Trousseau (Paris), spécialisée dans la santé mentale des femmes, et enseignante à Sorbonne Université.

**L’histoire clinique rapportée est fictive, mais basée sur des faits réels qui ont été assemblés sans possibilité d’identification individuelle.


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