Emmanuel Macron lors de son discours à la Sorbonne le jeudi 25 avril.
Atlantico : Emmanuel Macron donnait, ce jeudi, son discours au sujet de l’Europe à la Sorbonne. Le président de la République a dressé le bilan des accomplissements européens et n’a pas manqué, également, d’affirmer que l’Europe en tant qu’Union était menacée du fait notamment du recul des valeurs de la démocratie libérale. N’est-ce pas oublier l’idée que l’Union européenne s’est construite sans tenir compte des Européens eux-mêmes ?
Yves Bertoncini : La construction européenne a certes été lancée dans les années 50 sur la base d’une forme de « despotisme éclairé » – l’idée principale étant de favoriser une réconciliation franco-allemande et européenne qui profiterait à tout le monde… Mais les décideurs de l’Union européenne (UE) sont désormais beaucoup plus en lien avec leurs concitoyens – sans l’assentiment desquels rien ne se fait, et qui peuvent même décider de partir, comme les Britanniques.
Emmanuel Macron et tous ses homologues du Conseil européen sont en place après avoir été élus par leurs peuples respectifs, dont ils portent les intérêts à Bruxelles et au-delà. Les parlementaires européens seront bientôt réélus directement, entre les 6 et 9 juin, et ils seront codécideurs pour de nombreuses législations et initiatives de l’UE : si les citoyens européens veulent donner une majorité à des partis eurosceptiques ou europhobes, ils pourront le faire… Le ou la successeur(e) d’Ursula von der Leyen sera nommé(e) par le Conseil européen, puis élu par une majorité des parlementaires européens, de même que les membres de son équipe de Commissaires, après des auditions particulièrement exigeantes…
Et tous ces acteurs institutionnels continueront à être fortement influencés par les résultats des élections nationales successives, l’évolution des sondages et « eurobaromètres » sur l’Europe, les campagnes sur les réseaux sociaux ou encore les manifestations publiques (comme l’a encore rappelé la récente protestation des agriculteurs).
Pour en revenir à Emmanuel Macron, on ne peut quand même pas lui reprocher de ne pas avoir été très clair sur son engagement européen et ses projets pour l’UE, aussi bien en 2017 qu’en 2022, juste avant qu’une majorité des Français décide de l’élire puis de le réélire à la Présidence de la République.
Raul Magni-Berton : Il est indéniable que l’Europe s’est construite avec l’idée qu’il ne fallait pas suivre ou s’appuyer sur ce que peuvent penser les citoyens. Au contraire, la doctrine qui a gouverné à la construction européenne, qui était celle de Jean Monnet notamment, implique d’imposer le développement de l’Union européenne, puisque celle-ci apportera mécaniquement de la croissance économique et sera donc acceptée a posteriori. Les citoyens, supposait-on par alors, seraient heureux et satisfaits même s’ils n’avaient pas choisi l’Union. Force est de constater qu’Emmanuel Macron continue de souscrire à cette analyse. Malheureusement pour lui, l’Union européenne ne suscite plus la même adhésion qu’auparavant, notamment parce qu’elle ne produit peut-être plus les mêmes résultats économiques.
Il faut aussi rappeler que ce que dit Emmanuel Macron sur le recul des valeurs de la démocratie libérale n’est pas tout à fait faux. Il est exact de dire qu’il y a moins de démocraties libérales aujourd’hui qu’il n’y en avait il y a deux décennies. Pour autant, cela ne veut pas dire que les citoyens européens y sont moins attachés ; ainsi qu’en témoignent la plupart des sondages. C’est moins un recul des valeurs de la démocratie libérale qu’un recul des institutions de cette même démocratie libérale que l’on observe aujourd’hui. Il faut bien comprendre que la jeune démocratie est, par essence, très instable. Nous avons assisté à une grande vague de démocratisation dans les années 1990 et désormais un certain nombre des pays concernés en sont revenus à des systèmes plus autoritaires. D’autres sont stables et d’autres ont tendance à s’éloigner de la dimension libérale de la démocratie comme cela peut être le cas en France sous la présidence d’Emmanuel Macron qui a beaucoup affaibli les contre-pouvoirs.
Les citoyens, pourtant, sont conscients de la nécessité de sauvegarder ces institutions. Mais c’est une mission difficile.
Notons par ailleurs que ce manque d’adhésion à l’Union européenne que l’on observe aujourd’hui vient notamment du fait que celle-ci se construit sans chercher l’adhésion. On peut l’observer très clairement avec un simple exemple : les deux pays qui sont aujourd’hui les plus satisfaits par la construction européenne ne sont autres que l’Irlande et le Danemark. Ils partagent un dénominateur commun évident : celui d’avoir une constitution pensée de sorte à ce que chaque changement constitutionnel ou traité international doit nécessairement être passé par référendum. Cela veut dire que les Irlandais et les Danois ont voté l’ensemble des traités qu’ils ont adoptés et qu’ils ont prévu des options de retrait pour ceux qu’ils n’ont pas adoptés.
A titre de comparaison, la France a fait ratifier ces mêmes traités par voie parlementaire. Ce n’est pas anti-démocratique, loin s’en faut, mais cela signifie aussi qu’il est possible de passer outre la concertation populaire.
Pourquoi l’Union européenne s’est-elle construite (et comment a-t-elle pu se construire) sans l’appui ou la concertation des citoyens européens ? Est-il encore possible de remédier à ce problème, selon vous ?
Yves Bertoncini : Le défi fondamental de l’UE depuis une vingtaine d’années n’est pas tant de se construire sans l’appui des citoyens européens, qui lui est nécessaire d’un point de vue démocratique : cela veut juste dire qu’elle a besoin de l’assentiment de la majorité de chacun des 27 peuples qui la compose, ce qui ne réjouit certes pas les citoyens et partis minoritaires dans ces pays-là…
On peut bien sûr déplorer une distance irréductible entre « Bruxelles » et les peuples, qu’il faut s’employer à la réduire en imposant plus de transparence pour toutes les décisions de l’UE et en consultant encore davantage les citoyens via des panels, des sondages et des référendums dans les pays où c’est possible.
Le défi politique fondamental de l’UE est cependant plutôt de faire face à des oppositions vives entre ses peuples : c’était vrai pendant la crise la zone euro comme pendant la crise des réfugiés, au moment de 2ème guerre d’Irak comme lors de la ratification de la Constitution européenne, devenue « Traité de Lisbonne » dans une version modifiée.
Si cette ratification a tant choqué nombre de Français, c’est parce qu’ils n’ont jamais admis qu’il fallait trouver un compromis avec d’autres peuples, qui avaient quant à eux choisi de ratifier ce texte par référendum (en Espagne et au Luxembourg) ou par la voie parlementaire (dans une dizaine d’autres pays).
C’est plutôt la distance et les clivages entre les peuples de l’UE qui menacent désormais son bon fonctionnement et pourraient peser sur son avenir. Réduire cette distance et ces clivages supposent d’amplifier le dialogue entre les « concitoyens » européens et leurs représentants, qui se connaissent trop peu, afin de continuer de forger des compromis par nature non idéaux, mais qui puissent convaincre une majorité suffisamment ample dans tous les Etats-membres.
Raul Magni-Berton : Rappelons d’abord que, à l’époque où s’est initialement construite l’Union européenne, nous sortions tout juste de la Seconde Guerre mondiale. Les nationalismes étaient alors très exacerbés. Dès lors, les promoteurs de l’Union européenne se sont mis en tête que l’ensemble des peuples d’Europe étaient par essence nationalistes et qu’ils n’auraient donc jamais voulu d’une Union européenne. Convaincus, néanmoins, de la nécessité du projet, ils ont décidé de le mettre en place pour permettre aux citoyens de réaliser qu’ils étaient dans l’erreur et qu’une Union était effectivement souhaitable. Craignant les blocages, ils n’ont sollicité personne.
Ils ont, de toute évidence, bénéficié d’une forme de consensus permissif. Manifestement, les citoyens européens n’étaient pas aussi hostiles au projet que les promoteurs de l’Union européenne ne l’avaient initialement envisagé et, dès lors, ils ont globalement laissé faire. Il n’y a pas eu, au démarrage, de grand moment d’opposition. Ceux-là sont venus bien après, alors que la croissance s’était arrêtée, que les bénéfices économiques n’étaient plus aussi évidents.
Bien sûr, il serait aujourd’hui possible de revenir sur cette doctrine. Il est vrai que la construction de l’Union européenne est aujourd’hui très avancée mais, malgré le souhait de certains politiciens dont l’équipe d’Emmanuel Macron, elle n’est pas encore une fédération. Les Etats et à travers eux leurs constitutions nationales restent souveraines. C’est-à-dire qu’un Etat peut décider de changer sa constitution de façon unilatérale, quand bien même cela contredirait l’Union européenne. Cela implique bien sûr de renouer ou renégocier les accords internationaux pour reprendre le fil du consentement populaire et, sans aller jusqu’au Brexit, il y aura forcément quelque chose de perdu. Mais aussi quelque chose de gagné en retour, d’autant que l’on sait d’expérience que les gens sont davantage prêts à faire des sacrifices quand ils les ont choisis et votés.
Emmanuel Macron constitue-t-il, à l’issue de ce discours mais aussi en tenant compte de son action politique de façon générale, le bon défenseur de l’Union européenne ? A quels égards peut-il être dépeint comme un « vrai faux champion » de l’UE ?
Yves Bertoncini : Emmanuel Macron s’est posé depuis 2017 comme le « grand architecte » de la construction européenne, et il a obtenu depuis lors nombre d’avancées substantielles, opportunément rappelées dans son discours à la Sorbonne (par exemple en termes d’endettement commun face aux conséquences du COVID-19). Il faut lui faire crédit de son intention d’aller plus loin en termes de « souveraineté européenne », y compris parce que les défis sécuritaires (invasion russe), économiques (concurrence chinoise et américaine) et culturels (rivalité des autocraties) sont aujourd’hui plus vifs encore pour les Européens.
Cela étant, il est loisible pour les Européens de constater qu’il plaide souvent pour les intérêts français sous couvert de promouvoir ceux de l’UE. C’est aussi parce la France pâtit toujours d’un déficit commercial et d’industrie record qu’elle plaide pour un durcissement des politiques communautaires en la matière, alors que la plupart des autres Etats-membres sont dans une bien meilleure situation et préférerait une forme de statuquo. De même, c’est parce que la France atteint un niveau de déficit public et de dette publique parmi les pires de l’UE qu’elle plaide pour l’émission de nouveaux emprunts communs, notamment pour financer la transition écologique ou le réarmement militaire sur le continent. Enfin lorsqu’Emmanuel Macron plaide pour une défense européenne à la fois articulée et autonome vis-à-vis de l’OTAN ainsi que pour une préférence communautaire pour l’achat d’armements, il est difficile pour ses homologues de ne pas percevoir qu’ils travaillent d’abord pour les vendeurs d’armes hexagonaux…
Raul Magni-Berton : Nous avons, en France comme en Europe, un système démocratique assez éloigné du concept initial de la démocratie libérale. En Europe, la commission est très indirectement dépendante du vote des citoyens, tandis que le Parlement européen n’a pas le droit d’initiative. En France, le système est très centralisé, avec un pouvoir assez coupé de la population. Ce genre de soucis s’observe dans une partie conséquente des pays de l’Union européenne. Un certain nombre de nos élus, coincés dans leurs tours d’ivoire, affirment qu’ils sont les seuls défenseurs de la démocratie libérale alors qu’en réalité, ils font partie de ceux qui la mettent le plus en danger. Ce qu’a fait Emmanuel Macron n’est pas une bonne façon de défendre l’Europe. Sans doute faudrait-il la rendre plus inclusive avec ses citoyens pour y parvenir.
Dans son discours, Emmanuel Macron a défendu une forme « d’humanisme européen », qui constituerait une part intégrante de l’identité européenne. De l’autre main, il a accusé les nationalistes qui, selon lui, voudraient continuer à occuper « l’immeuble » européen sans en respecter les règles communes de copropriétés ou en « payer le loyer ». Faut-il y voir une certaine forme d’hypocrisie ?
Yves Bertoncini : Dans son esprit, l’hypocrisie est sans doute plutôt du côté des nationalistes, qui n’osent plus dire qu’ils veulent quitter l’UE, car ils savent que c’est impopulaire, mais qui prétendent y demeurer sans en respecter les principes ni les règles.
Emmanuel Macron leur oppose une forme d’identité européenne, fondé sur l’humanisme, puis sur le grand élan créatif de la Renaissance, avec lequel il appelle à renouer. Je ne suis pas certain que cet appel soulève l’enthousiasme des foules, mais il a au moins le mérite de faire porter le regard sur ce qui singularise les Européens dans un monde dont ils ne sont plus le centre, et où nombre d’acteurs promeuvent des intérêts et des valeurs souvent adverses – avec l’idée que c’est parce que nous nous ressemblons qu’il faut nous rassembler.
Raul Magni-Berton : C’est une position indéniablement électoraliste, qui n’a d’ailleurs pas grand sens en vérité. Ces accusations oublient de facto qu’un pays qui se retire, partiellement ou complètement des traités européens perd également les avantages qu’il pouvait tirer de sa situation. Dès lors, si une nation bénéficiait des services de cet “immeuble” européen, elle n’a plus accès à leur ensemble en se soustrayant à certaines “règles de la copropriété”. Personne ne resquille, puisque les avantages sont le fruit de la négociation qui est au cœur de l’Union européenne. La question de fond, c’est celle du degré et du type d’intégration que l’on entend mettre en place.
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