De quand datent les règles orthographiques que l’on utilise aujourd’hui ?
Elles datent approximativement de 1878 : c’est le moment des dernières modifications de points d’orthographe dans les éditions du dictionnaire de l’Académie française. Les éditions suivantes ne sont plus revenues sur ces modifications. Pourtant, dans son histoire, à partir de la première édition qui date de 1694, l’Académie était régulièrement intervenue sur l’orthographe lexicale.
Cela s’explique en partie par le fait que dès la première édition du Dictionnaire, dans la préface, l’Académie met en avant la question de l’usage. D’après elle, il faudrait enregistrer les mots dans un dictionnaire en fonction de la graphie la plus courante.
Jusqu’au XIXe siècle, l’orthographe “de l’usage” était choisie par les imprimeurs (aujourd’hui appelés éditeurs). A partir du XIXe siècle, avec la massification de l’enseignement scolaire et l’intervention des instances éducatives, il y a eu un certain nombre de projets de réforme de l’orthographe – comme celui de 1901. Mais l’Académie française ne les a pas intégrés, car elle les considérait comme des tentatives de régler de façon autoritaire des questions d’orthographe, alors qu’elle-même prenait l’usage comme principal critère. Il y a eu plus tard les Rectifications de 1990, introduites par un rapport du Conseil supérieur de la langue française. Cette fois, l’Académie les a approuvées, mais seulement à titre de variation, c’est-à-dire qu’elle a conservé la forme d’origine des mots et ajouté ensuite l’autre graphie possible.
Comment expliquer les faibles résultats de la France aux tests PISA et PIRLS ?
L’orthographe française est notoirement la plus difficile des langues qui s’écrivent avec l’alphabet latin. A partir du XVIe siècle, il y a une logique d’écrit qui s’est ajoutée à la logique de transcription de la parole : l’ancien français transcrivait généralement les mots de façon phonétique, puis on y a ajouté une dimension plus historique et grammaticale. L’orthographe actuelle est donc plus compliquée que celle de l’ancien français.
Surtout, il y a de nombreuses irrégularités qui se sont accumulées au cours des siècles. Les règles d’orthographe ne suffisent pas, il y a aussi de longues listes d’exceptions – et même d’exceptions aux exceptions – à apprendre. L’orthographe ne peut donc plus vraiment s’enseigner avec des raisonnements logiques, c’est quasiment un apprentissage au cas par cas. Le temps consacré à l’orthographe à l’école est considérable et pourrait être allégé au profit d’autres apprentissages comme la lecture, l’écriture, la compréhension, l’analyse.
Comment l’orthographe d’une langue évolue typiquement au cours de l’Histoire ?
Il faut d’abord rappeler que l’orthographe n’est pas la langue. D’ailleurs, il est arrivé que certaines langues changent du jour au lendemain de système d’écriture (le turc est passé d’un alphabet syllabique arabe de l’époque ottomane à un alphabet latin enrichi de certains signes.) Le français pourrait s’écrire avec d’autres alphabets : c’est assez peu connu, mais on a des traces d’ancien français écrit pendant le Moyen-Âge avec l’alphabet hébraïque. La langue évolue (avec l’oral, les paramètres sociaux) mais on ne peut pas dire de l’orthographe qu’elle « évolue » dans le même sens : elle est un code choisi à un moment donné.
Aujourd’hui, les paramètres sont très différents du XVIIe siècle (moment de la fondation de l’Académie française). Au XIXe siècle, il y a un grand changement : on entreprend d’enseigner l’écriture à toute la population, à tous les élèves. L’orthographe n’est plus une compétence réservée à une certaine élite, elle concerne tout le monde. Le paramètre essentiel aujourd’hui est donc l’éducation : c’est elle qui doit être le moteur essentiel des évolutions de l’orthographe – car l’orthographe, c’est certes ce qu’on pratique, mais surtout ce qu’on enseigne.
Il revient aux instances éducatives d’avoir une vraie réflexion sur la rationalisation de l’orthographe française. Cette question ne peut pas être laissée simplement à l’usage.
Pourquoi réformer l’orthographe ?
Essentiellement pour une raison sociale : aujourd’hui l’orthographe est considérée par des parties de la société – dont les employeurs – comme un facteur discriminant, un facteur de sélection sociale. Elle est très pénalisante dans la vie professionnelle, et sans doute à tort, car c’est une compétence qui n’est pas fondamentalement intéressante.
Il faut donc simplifier l’orthographe, en faisant attention à ne pas toucher au rapport à l’oral, et à ne pas effacer certaines distinctions de sens. Je préfère le verbe “améliorer” car l’orthographe actuelle est défectueuse. Dans une tribune publiée dans Le Monde et rédigée avec d’autres linguistes, nous avons proposé trois points pour commencer ce grand chantier :
-Orthographe lexicale :
-suppression de certaines double consonnes quand il n’y a pas de changement de prononciation (ex : appauvrir, annoter…). Avec le même préfixe, certains mots s’écrivent avec une consonne seule ou une double consonne : cela fait partie des irrégularités qu’il faut supprimer. Lorsque la double consonne impacte la prononciation, comme dans ennui, on la laisse en place.
A noter que les double consonnes sont responsables d’un tiers des fautes des élèves.
-suppression des pluriels en -x. En ancien français, le -x est un symbole graphique censé être équivalent à -us. Le mot “chevaux” est en fait dû à l’ajout malencontreux d’un -u devant le -x : en toute logique, “chevaus” aurait dû donner “chevax.” Toutes les exceptions seraient résolues avec des pluriels en -us.
-Orthographe grammaticale :
-suppression de l’accord du participe passé avec avoir quand le complément direct est placé avant le verbe (ex : les pâtisseries que j’ai mangées). Cette règle a été introduite au XVIe siècle en imitation de l’italien, mais elle n’existe quasiment plus en italien aujourd’hui. Elle a été suivie de beaucoup d’exceptions qui font que la règle n’est souvent plus respectée aujourd’hui. Il n’y a presque pas de situations où cet accord est utile à la compréhension. Ce sont seulement des cas anecdotiques, avec enchaînement d’antécédents – comme “la part du gâteau que j’ai mangé(e)” – qui seraient concernés. On remarque d’ailleurs que l’ambiguïté existe au présent (« la part du gâteau que je mange »), et que ça ne gêne apparemment personne.
D’autres évolutions pourraient être envisagées : nous proposons de créer une commission francophone qui associerait des linguistes de France, de Belgique, de Suisse, du Québec… et où les ministères seraient représentés. Dans un second temps, il faudrait que cette commission établisse une seconde liste de points d’amélioration, comme l’usage de certains accents, particulièrement l’accent circonflexe. Ce point est déjà abordé dans les Rectifications de 1990.
Est-ce qu’il faudrait réimprimer tous les classiques de la littérature, les manuels scolaires ?
Au lycée, nous ne lisons pas Molière dans son orthographe du XVIIe siècle, c’est celle du XIXe siècle que nous avons en tête. Je pense personnellement que dans l’Éducation nationale, on pourrait montrer aux élèves comment les textes canoniques ont été écrits dans leur version originale – de façon à montrer qu’il y a eu différentes façons d’écrire le français et à faire accepter de nouveaux changements.
Les Rectifications de 1990 ne sont pas vraiment entrées dans les manuels, bien que depuis 2016 cette orthographe soit censée être enseignée par l’Education nationale. Dans la tribune, nous posons la question de l’initiative des éditeurs. Car si l’Académie française utilise l’argument de l’usage mais que personne ne donne l’exemple, rien ne se fera. Personnellement, je pense qu’il faut une action forte et prescriptive de la part d’un organisme.
En quoi une telle réforme bénéficierait aux élèves et aux enseignants ?
Concrètement, il s’agirait d’une simplification et d’une diminution du nombre d’heures consacrées à l’orthographe. On estime à 80 heures aujourd’hui le temps passé à l’apprentissage de l’accord du participe passé et de ses exceptions au collège. La plupart des élèves n’apprennent plus le latin, donc on y substitue des raisonnements, mais ceux-ci sont souvent à moitié faux ou inadéquats, d’où l’apprentissage au cas par cas dont je parlais plus tôt.
J’ai reçu la semaine dernière le Bulletin Officiel relatif à la correction des examens pour 2024. J’y ai lu : “Chaque correcteur prend en compte dans l’attribution de la note la qualité rédactionnelle des candidats, dont l’orthographe. Ainsi, toute copie dont la lecture serait jugée incompréhensible doit se voir attribuer une note inférieure à la moyenne.”
Or, cette dernière phrase pose la question du rapport entre orthographe et compréhension du texte. C’est assez subjectif, et il est difficile de l’évaluer. Il y a des fautes qui n’entament pas du tout la compréhension (les fautes d’orthographe lexicale) mais qui pourraient donner l’impression aux correcteurs de se trouver face à un texte moins compréhensible.
Pourquoi les projets de réforme de l’orthographe font débat ?
La première résistance vient de la confusion entre langue et orthographe. Certaines personnes ont l’impression que toucher à l’orthographe peut conduire à appauvrir la langue. Par ailleurs, on entend souvent que plutôt que de changer l’orthographe, on ferait mieux d’apprendre aux élèves à bien parler français : or ce sont deux choses différentes.
La deuxième raison, c’est la force de l’habitude et notamment le fait qu’une partie de la population adulte actuelle est arrivée à maîtriser de façon satisfaisante l’orthographe de 1878. Ces personnes se disent que si elles y sont parvenues, les autres devraient pouvoir y parvenir aussi. Il y a aussi une certaine satisfaction à avoir vaincu les difficultés de l’orthographe, comme on pourrait le dire des mathématiques : mais les mathématiques ne peuvent pas être changées, elles sont compliquées par nature. L’orthographe, elle, présente des difficultés inutiles et arbitraires, qui sont le résultat d’une histoire contingente.
Il y a enfin l’attachement à l’orthographe actuelle : on dit que la langue française est belle, et que les irrégularités de l’orthographe lui donnent un certain charme.
La plupart de ces arguments relèvent d’un certain conservatisme. Or, il faut accepter que les nouvelles générations fassent autrement.
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